dimanche 1 novembre 2009

Le goût du Divin

C’était ce sentiment si chaud, si intime, si... (je ne sais pas comment dire), si doux et si puissant à la fois, et si... oh ! c’était concret ! Toute l’atmosphère, toute l’atmosphère était devenue concrète: tout-tout avait le goût du Seigneur. Je ne sais pas comment expliquer cela. C’était tout à fait matériel, c’était comme si on en avait plein la bouche! plein partout, comme ça – c’était comme cela. Et d’une façon tellement physique! comme... on pourrait le comparer au goût le plus délicieux qu’on puisse avoir (c’était le sens du contact et du goût), très-très matériel. C’était comme si, en fermant la main, on avait au-dedans de sa main quelque chose de solide – une vibration si chaude, si douce et si forte, si puissante, si concrète !

Évidemment, cela prouve qu’il y a une évolution dans ce sens-là, dans toute cette agglomération de cellules, mais...

Au fond, on veut autre chose.

Au fond, ce que l’on veut, c’est... (long silence) c’est quelque chose comme un absolu dans la présence, l’action, la conscience, qui annule ce (Mère fait un geste ici qui, peut-être, exprime une distance, une séparation, ou un échange entre deux choses distinctes)... On ne peut presque plus appeler cela une «dualité», mais il y a tout de même «quelque chose qui voit et qui sent». C’est cela qui irrite.

Je sens bien, n’est-ce pas, tout-tout est tendu comme ça vers une chose: «Toi, Toi seul, et qu’il n’y ait que Toi»... On ne peut pas dire «Moi» (il y a toujours un malentendu avec cet imbécile de moi), mais ce n’est pas «Toi», ce n’est pas «Moi», c’est... une seule chose. Que ÇA, ça soit, et rien d’autre.

Tant que ce n’est pas ÇA, ah! c’est... oui, on empierre la route.

Alors ce n’est pas amusant à dire.

Si, c’est important.

(long silence)

C’est nuit et jour, et jour et nuit, quand je vois les gens, quand je ne les vois pas...

Quand je suis toute seule, alors c’est admirable ! Ce corps, dès qu’il est tout seul, oh !... c’est comme s’il fondait – comme cela, fondait. Il n’y a plus de limites, il est content: «Oh! enfin, je peux ne plus être !»

Et alors, vraiment – vraiment il s’oublie; vraiment ça passe à autre chose.

Mais tout le reste du temps... Et puis les lettres à lire, les choses à organiser et les gens à voir, du matin jusqu’au soir. Et la nuit, chaque fois que je sors de ma transe, il y a comme une nuée de choses qui sont là (geste autour de la tête) à attendre qu’on les entende, qu’on leur prête attention.

Parfois il y a des choses amusantes; si je notais tout ce que je vois! Il y a des choses... des choses qui paraissent non pas comme elles sont dans la vie ordinaire, mais telles quelles sont, vues par un œil un peu plus clairvoyant – c’est assez amusant. Mais enfin ce n’est rien, c’est une sorte de distraction.

Et tout le temps, il dit... Tu sais, il est simplement merveilleux (le corps), tout le temps, chaque fois que je bougonne ou je ronchonne, il dit : «Mais c’est pour Moi, c’est Moi, c’est Moi, c’est pour Moi...», comme ça. «N’oublie pas, c’est pour Moi, c’est Moi, c’est Moi qui amène les gens, c’est Moi qui organise, c’est Moi qui leur fais demander, c’est Moi...» Bien-bien. Alors je me tire les oreilles ou les cheveux, et je me dis : imbécile !

(silence)

Mais cette expérience, c’était la première fois que je l’avais. Le contact physique, je t’ai dit que je l’avais déjà eu; mais là, ce n’était pas ça, c’était beaucoup plus matériel que ça, et cela avait une relation avec le goût. C’était comme si toute l’atmosphère et toutes les choses étaient un aliment merveilleux, une nourriture... une nourriture extatique.

Pour l’odorat, j’avais déjà eu l’expérience: la vibration divine, la vibration d’Ananda dans les odeurs. Tu sais que Nripendra a sa cuisine juste sous ma fenêtre: il passe sa matinée et son après-midi à faire de la cuisine pour les enfants; tout ça, ça monte, ça vient avec des bouffées d’air. Et quand l’arbre du Samâdhi est en fleurs, ça vient avec des bouffées d’air; quand les gens brûlent de l’encens en bas, ça vient avec des bouffées d’air – tous-tous les parfums («parfums»: disons odeurs). Et tout cela, ça vient généralement pendant que je marche pour mon japa : c’est l’Ananda des odeurs, chacune avec son sens, son expression, son... (comment dire ?) son mobile et son but, comme ça – admirable! Et il n’y a plus de bonnes ou de mauvaises odeurs, ça n’existe plus: chacune a son sens – son sens et sa raison d’être. J’ai eu cette expérience depuis longtemps.

Mais ça (l’expérience du goût), c’était tout à fait nouveau. Ça n’a pas duré longtemps: ça a duré quelque minutes seulement parce que j’étais ahurie! C’était comme si ma bouche était pleine, tu sais, des nourritures les plus merveilleuses qu’on puisse imaginer. Et puis mes mains ramassaient ça dans l’atmosphère, c’était si drôle !

Évidemment on est en train de préparer le corps à quelque chose.

Mais ce corps est encore beaucoup trop ouvert aux formations mentales des gens, alors il a à lutter contre... – oh!

C’est cela que je lui reproche: pourquoi il lutte ? Pourquoi, tout d’un coup, j’ai une fatigue terrible qui tombe sur moi ? Alors il faut se raidir. Lui, naturellement, il ne fait qu’une chose: il répète automatiquement le mantra; alors tout se tasse et tout s’arrange. Mais pourquoi est-ce nécessaire ? Cela devrait se faire automatiquement (le nettoyage des vibrations mauvaises). Pourquoi avoir besoin de se souvenir ? ou d’opposer une lutte – oh ! une bataille !


Ce n’est pas lui qui se plaint, il ne se plaint pas du tout: c’est moi qui me plains ! Je crois qu’il fait de son mieux mais il y a en travers cette espèce de (on peut à peine parler de mental), cette espèce d’activité de type mental dans la matière, qui intervient... c’est sordide. Je n’ai pas encore pu l’éliminer tout à fait.


Il y a des moments où c’est tout à fait arrêté. Oh! pendant que je marche, quelquefois, tout est tenu comme ça (geste, comme si tout était dominé d’en haut et immobilisé), raide.

Mais alors, la difficulté, c’est que, pour la conscience ordinaire (et malheureusement je suis entourée d’un tas de gens qui ont une conscience très ordinaire – enfin elle me paraît très ordinaire; au point de vue humain, probablement, ce sont des gens assez remarquables, mais pour moi, elle me paraît tout à fait ordinaire), pour la conscience ordinaire, ça a l’air d’un état d’abrutissement, d’imbécillité, de coma, ou bien de... oui, de torpeur. Ça a toutes ces apparences. Quelque chose qui devient immobile, irresponsif, arrêté net, comme ça (même geste que tout à l’heure): on ne peut plus penser, on ne peut plus observer, on ne peut plus réagir, on ne peut plus rien, on est comme ça (même geste). Mais il y a tout ça qui vient du dehors, tout le temps, tout le temps, des choses qui viennent et qui essayent d’interrompre ça; mais si j’arrive à les empêcher, si je peux garder cet état, au bout d’un certain temps ça devient quelque chose de si MASSIF ! de si concret dans la puissance, si massif dans son immobilité, ooh !... Ça doit mener quelque part.

Mais je n’ai pas pu garder cet état assez longtemps (il faut le garder pendant des heures), je n’ai pas pu: il y a tout le temps quelque chose qui interrompt. Et alors, quand le corps est tiré de là brusquement, c’est comme s’il perdait son équilibre; alors là, il y a un petit moment qui est mauvais.

Je comprends les gens qui s’en vont ! Mais ce n’est pas ça, c’est pas ça qu’on veut de moi! C’est que j’aie assez de souplesse pour que les deux puissent être en même temps (geste exprimant l’emboîtement ou la fusion des deux mondes)...

Extrait de l'Agenda du 19 mai 1961